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24 Août 2014
Eric-Emmanuel Schmitt est un jouisseur. Non, ce n’est pas un gros mot. C’est juste une façon de voir la vie. La sienne. Et celle des autres. C’est juste une façon de les regarder vivre. Avec un œil qui ignore la froideur. C’est juste une façon d’écrire qui ne peut laisser personne insensible…
Revenons à nos perroquets et à la place d’Arezzo. Si vous vous imaginez déjà au Brésil ou en Italie, et bien c’est raté ! Cela vous permettra quand même d’apprendre, au passage, que Guido d’Arezzo était certes italien mais surtout moine bénédictin de l’an 1000, et féru de musique. A tel point qu’il élabora un système de notation sur portée (Oui : do, ré, mi, fa, sol, la, si, do, quoi !). Quant aux perroquets, vous connaîtrez tout sur leurs hormones. Vous saurez que leur vie sexuelle commence à l’adolescence (18 mois chez les petites espèces et 5 ans chez les grands aras). Vous apprendrez également l’emplacement de leurs zones érogènes. Et leur étrange façon de déclarer leur flamme en régurgitant leurs graines devant la femelle qu’ils guignent. Chacun son truc !
Revenons à la place d’Arezzo. Sise dans le quartier le plus huppé de Bruxelles. Elle n’est pas sans une étonnante ressemblance avec la place des Vosges du Marais parisien.
On a les perroquets. On a la place. Il nous manque… Et bien il nous manque tout simplement les acteurs. Alors là, vous ne serez pas volés. Ni sur la quantité. Ni sur la qualité. Ni sur l’évolution de leurs vies respectives. Et oui, en 730 pages, tout ce petit monde a le temps de se mettre en place. Et de se déplacer aussi. Les uns chez les autres. Les uns avec les autres. Les uns dans les autres.
Les décrire tous serait d’une part bien ennuyeux, et d’autre part une façon détournée de dévoiler le roman.
Goûtons quand même à Hippolyte : « Appuyée sur le rebord de la fenêtre, elle vit une forme, en bas, au milieu de la place. Elle tressaillit.
Un homme presque nu soignait les pelouses de la place d’Arezzo.
« On n’a pas le droit d’être beau comme ça. »
Cessant de grignoter, elle fixa le jardinier vêtu d’un short et de pataugas, sa taille élégante, son buste sculpté et net, souligné par quelques poils, les épaules charnues, les cuisses puissantes. « Et ce cou… si blanc… si pur… » L’homme avait une nuque droite qui appelait le baiser.
Elle rougit et se mordilla les lèvres. Depuis qu’il avait été engagé par les services municipaux, ce garçon la bouleversait. »
Ne nous privons pas non plus de Marcelle, la concierge : « De son côté, Marcelle descendait l’escalier, le chiffon en main, nettoyant la rampe sur son passage.
En poussant sa porte vitrée recouverte de voilages ajourés, elle discerna son Afghan affalé sur le canapé, qui écoutait les actualités de son pays sur une minuscule radio. Une seconde, elle se demanda s’il n’aurait pas mieux valu qu’il fût dehors à rechercher un emploi, puis, en l’observant, si viril que ses trente ans en paraissaient quarante, elle songea qu’elle avait bien de la chance, à cinquante-cinq ans, d’attirer un amant jeune, vigoureux, et ressentit un frétillement intérieur : de la conversation avec mademoiselle Beauvert, elle avait déduit qu’elle, concierge dénuée d’argent, son Afghan l’aimait de façon désintéressé. »
Ni de Xavière, la fleuriste : « Xavière, dissimulée entre les lys et les glaïeuls, rangeait les bottes de pivoines dans des vases et observait depuis sa boutique la porte du numéro 8 où habitait Faustina Valette, l’attachée de presse, histoire de savoir si cette gourgandine avait encore changé d’amant. A la vue du fringant métis qui surgit, elle mordit ses lèvres.
Elle avait reconnu maître Dany Davon, dont les médias avaient assuré la renommée lorsqu’il avait défendu Mehdi Martin, le pervers sexuel, maniaque tristement légendaire pour ses meurtres en série opérés sur des fillettes, la honte de la Belgique.
Selon Xavière, Faustina avait franchi la ligne rouge : coucher avec le défenseur de Mehdi Martin, c’était comme coucher avec Mehdi Martin. L’avocat n’était plus fréquentable. Aborder Mehdi Martin, fût-ce pour des raisons professionnelles, suffisait à récupérer son aura sulfureuse, à devenir un criminel soi-même. »
Pour les autres personnages, en ordre d’entrée en scène : le richissime couple Bidermann (clin d’œil très appuyé à D.S.K.) Faustina et Dany. Baptiste l’écrivain et Joséphine sa muse. Eve, la jolie entretenue par son riche voisin Philippe. Patricia et sa fille ado Albane. François-Maxime de Couvigny et sa smala, pardon, et sa sainte famille. Mademoiselle Beauvert et son perroquet Copernic. Wim le vendeur d’art et Meg son assistante. Ludovic le journaliste culturel flanqué d’une mère impossible. Le sublime et trop gracieux Victor, étudiant en droit international. Diane, ses fantasmes et son mari Jean-Noël (dans l’ordre, merci). Xavière et Orion. Nathan et Tom le publicitaire influent. Sans oublier, bien entendu Hyppolite le beau jardinier, sa fille Isis, et leur copain nain Germain. Ainsi que, bien évidemment, Marcelle et son Afghan.
Que peuvent avoir en commun des gens d’horizons si différents ? Et bien ils l’apprendront rapidement : chacun d’entre eux va recevoir une lettre anonyme avec ce court message : "Ce mot simplement pour te signaler que je t'aime. Signé : tu sais qui."
Et cela ne va pas être sans déclencher une série de bonheurs ou de malheurs. Selon.
Tout cela, car il faut bien se la poser la question, ne serait-il pas un genre de punition ? Celle de l’acte de ce riche consul du Brésil qui, cinquante ans plus tôt, pour cause de retour urgent à Rio, se vit contraint d’ouvrir un jour les portes de ses nombreuses volières. Et dont les perroquets et perruches affolés finirent perchés dans les arbres de la place ?
A vous de le découvrir… Avec plaisir, bien entendu.
Liliane Langellier