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19 Janvier 2023
Le 18 juin 1973, un jeune journaliste, intimidé, entrait dans le bureau de Françoise Giroud. Récit Jean-Pierre Dufreigne.
Les années 1970 étaient celles de tous les possibles et de quelques excès. Des années où la France vivait bien, sous la présidence de Georges Pompidou, avant le premier choc pétrolier. Au 25 de la rue de Berri, à cent pas des Champs-Elysées, on vivait mieux que bien. En ce 18 juin 1973, il est ainsi des dates fatidiques, dans le bureau de Françoise Giroud, un journaliste débutant était fort intimidé. Il l'est encore aujourd'hui en traçant ces lignes et en tentant, comme il l'apprit dès ce jour-là, de choisir ses mots. L'émotion est la même, ses raisons, différentes. Ce jour de juin, la plus belle saison à Paris, chaleur douce et ciel moutonné de blanc sur fond bleu pâle d'Ile-de-France, le jeune homme était en face d'un sourire. Il était 10 h 30. Une élégante secrétaire - disait-on déjà assistante ? - Colette, l'avait fait pénétrer dans le bureau de "Françoise". Un bureau ? Il y avait en effet une table de travail près de la fenêtre, devant un grand fauteuil au dossier très haut, qui soutenait le dos car on y passait des heures. Mais la "réception", comme on dirait à l'Académie, se tenait sur un canapé, sous une toile moderne, Alechinsky peut-être, près de la lampe Pipistrello de Gae Aulenti. Lui s'assit dans un fauteuil Eames. Détails ? Riens ? Bricoles ? Snobisme ? Toute la réalité de ces années-là. Le débutant venait d'un journal de province et entrait dans la modernité, mieux, y était invité.
"On se sentait petit devant cette petite femme brune qui ne trônait pas mais bavardait." Par un sourire. Le sourire portait une robe légère à carreaux ocre, des cheveux bruns poussés en arrière par un coup de vent dû à la vitesse, celle de la décision comme de la pensée, il aura le temps de les mesurer. Le regard était sombre, un regard d'infante, sans la morgue ; au poignet, trois bracelets, il y verra une habitude ; le sourire était de courtoisie extrême, celle qui s'adresse à quelqu'un qu'on a choisi. A ceci près qu'il ne se sentait pas choisi mais élu. Quelque haute opinion qu'on eût de soi, et en ce cas elle allait vite s'atténuer, on se sentait petit devant cette petite femme brune qui ne trônait pas mais bavardait. Elle vous parlait de vous. Vous étiez ici, vous étiez des "siens". Elle vous dirait toujours "vous", mais vous appellerait par votre prénom. Vous éviteriez de lui dire "Madame", et, si le mot vous échappait, elle rectifierait en élargissant encore ce sourire à vous clouer: "Françoise !" Voilà, l'introït était terminé, la messe était déjà dite, vous étiez engagé. Banal ? Oui, si tant est qu'il soit banal de pénétrer dans un des deux journaux les plus à la mode de France. "Personne n'est assez fort pour être plus fort que la mode." En sortant, le jeune homme remarqua, enfin !, que la diligente et aimable Colette portait une jupe Mary Quant ultramini. Ailleurs, dans les bureaux du temps, les pantalons étaient interdits aux dames. Ah, la modernité ! Non, rien n'était banal et, à partir de cet instant, la vie ne le serait plus jamais.
Ceci n'est pas une vision angélique du passé, mais un souvenir encore ardent, aujourd'hui ressuscité et blessé par la mort, et qui perdure, lui, vivant. Les mots qui signifiaient "Bienvenue à bord", en plus élégant, ont disparu de la mémoire, pas l'intensité de l'instant. Ni la timidité. La dame au sourire était intimidante et le savait, comme vous saviez que vous ne pouviez plus déroger. Pour la première fois, vous étiez en présence d'une force inconnue: le pouvoir lié à la séduction. Et, plus fort encore, sans que "Françoise" en abuse, voire en use.
"Qu'est-ce que ça fait d'être dirigé par une femme?" Ça fait du bien." Enfin, presque. Deux heures du matin, bouclage du numéro. Françoise est absente, le jeune homme, devenu secrétaire général, s'escrime avec la copie qui tombe, les titres à concocter, les "appels du pied" (ces chapeaux qui donnent envie de lire) à polir. Dans le cadre de la porte, une femme en robe du soir, Dior, mi-blanc mi-noir. Un vison sur l'épaule. Elle lance le vison sur le canapé (si vous restiez tard, votre bureau se devait d'être confortable), elle quitte ses chaussures (neuves et sur mesure, elle en raffolait, et l'on était parfois reçu en présence de son pédicure, chinois, comme il se doit), et demande: "Y a-t-il assez de mouron pour mon petit oiseau ?" Son petit oiseau...
Auprès de vos amis, être de L'Express (et non à), c'était la gloire, jalousée par une écharde: "Qu'est-ce que cela fait d'être dirigé par une femme ?" Ça fait du bien. Dirigé n'était pas le mot juste. "On ne commande pas à des journalistes, on les anime." Au sens antique: on leur donne une âme. Diriger Sartre, Camus, Viansson-Ponté, Mauriac ? Non. Avec bien plus menu fretin, elle s'y tint. La question à écharde sexiste n'était pas si sexiste. Quel autre grand journal d'information fut dirigé par une femme? Cela arrivera, dans les années 1990, quand Christine Ockrent dirigera... L'Express. L'empreinte génétique ne s'efface pas. Cela servit aussi d'argument de publicité. Encadrée d'orange (le célèbre cadre orange), une accroche: "Feriez-vous confiance à un journal dirigé par une femme ?" La photo: Marilyn Monroe... La mémoire défaille sur le succès de la campagne de pub, le souvenir demeure d'un portrait de Marilyn écrit par Françoise. On y lisait: "Le devoir maintenant est d'être heureux." A qui pensait- elle ? On décida que c'était à nous.
Françoise apportait un autre éclairage au sujet à traiter, jusqu'aux sujets de conversation, art pratiqué dans les couloirs, bureaux et lieux plus privés. Un débat de cinéphiles (les années 1970 le furent avec fureur) portait sur La Règle du jeu, de Renoir, programmé à la télé. Les deux acharnés disputaient de la séquence de la chasse. Françoise, qui fut à 16 ans script de Renoir, lança: "Il faut la voir du point de vue du petit lapin." Cela change tout.
"Ecrivez avec l'oreille" Des bribes, des images fugaces, de petits faits stendhaliens (elle jugeait Flaubert génial, mais Stendhal meilleur journaliste car il "caracolait"). Françoise jouant de la guitare et André Bercoff chantant des scats, lors d'un bouclage encore ; après qu'elle eut terminé la énième mouture de son édito, commencé le matin et recommencé, coupé, brodé jusqu'à l'ultime limite, celle où un mot de plus ou de moins eût cassé la musique née avec le premier jaillissement. "Ecrivez avec l'oreille." Ou : "Soyez rapide, apprenez à connaître votre distance." Ce qui amena un jour un grand flandrin blond, plus scandinave l'eût rendu transparent, à envahir les lieux. Un universitaire danois se lançait dans une thèse de littérature comparée sur "le style Express". Il obtint son doctorat. Eh oui, le style, c'est l'homme. Surtout quand c'est une femme.
Les femmes nous l'enlevèrent. Les femmes et la politique. Elle avait donné aux deux son courage, sa volonté, les nôtres. Un soir, elle disparut; elle passait la nuit au poste avec Danièle Heymann, une rédactrice en chef, et Gisèle Halimi, avocate, au nom du droit à l'avortement. Giscard, pour qui elle n'avait pas voté et l'avait fait savoir ailleurs qu'ici, car JJSS était giscardien et l'on ne trahit ni son journal ni ses idées, lui offrit le secrétariat d'Etat à la Condition féminine. Une première mondiale. Nous le lui avons reproché, de nous quitter. Au générique, la directrice fut déclarée "en congé". Le sourire aussi.
in L"Express du 22 janvier 2003.